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Still life critique

La vie n'est pas un long fleuve tranquille





Qu'on se le dise, il a existé une période où un cinéma chinois "indépendant" pouvait produire des films échappant au carcan du discours nationaliste et brosser le portrait d'une Chine fracturée par les inégalités nées de l'ouverture. Un cinéaste illustre ce moment de liberté, Jia Zhangke, réalisateur connu en Occident grâce à A touch of sin, primé en 2013 au festival de Cannes. Sa filmographie riche d'une dizaine de long métrages peut se regrouper autour de thématiques centrales : les changements en Chine, la vie des oubliés du miracle économique et l'envers du décor. Toutes ces thématiques se retrouvent dans Still Life un petit bijou récompensé par le Lion d'Or à la mostra de Venise de 2006.

Still Life raconte deux histoires parallèles. Han Sanming mineur revient dans sa ville de Fengjie retrouver sa femme et sa fille qu'il n'a pas vues depuis 16 ans. Mais tout a changé depuis son départ. Le barrage des Trois-Gorges est construit et sa ville natale est en partie submergée. Seul dans un monde qu'il ne reconnait plus, le mineur  s'adapte à cette vie dans la ville basse condamnée par la montée des eaux tout en recherchant les siens. Shen Hong, elle, est infirmière et veut retrouver son mari pour qu'il signe les papiers du divorce. Celui-ci entrepreneur dans la ville haute depuis deux ans  construit les nouveaux quartiers. Ces deux âmes perdues vont tenter de reconstruire leur vie tandis qu'autour d'eux des souvenirs s'engloutissent dans les flots et que les habitants tentent de trouver leur place dans un monde nouveau. 

Une première qualité frappe d'entrée après le visionnage du film. Sa beauté quasi hypnotique naissant du croisement des genres : film nostalgique, film triste, film lumineux  à la frontière de l'onirique et de la fiction. Le film se construit au fil de l'eau profitant de cette double quête amoureuse pour nous plonger dans la découverte d'un monde. Deux sujets d'étude sont magnifiés par la caméra de Jia Zhang-ke. La ville de Fengjie d'abord, un lieu magique pour le cinéma si l'en est, bâtie au bord du fleuve, spectatrice de la naissance de l'immense barrage des Trois Gorges, une ville entrain de mourir et de renaître. La caméra nous décrit la fin annoncée de ces quartiers grignotés par la montée des eaux, petites maison ancestrales grouillantes de vie, une vie aquatique qui va soudainement s'interrompre. Cette ville ancienne est sale, déstructurée mais riche en souvenirs tout le contraire des nouveaux quartiers modernes, mais arides et sans âme. Le fleuve ensuite figure envoûtante et menaçante, une force implacable aux eaux sombres. Il est présent sans jamais être nommé. Intelligemment le réalisateur l'évoque à travers les côtes des hauteurs d'eau, le bruit, l'impression d'immersion permanente, les croisière, la rive.

La seconde qualité réside dans la densité de ce que la réalisateur nous raconte. Le film se présente comme deux quêtes personnelles, deux histoires d'abandon, de solitude. Chacun expérimente le déracinement familial, personnel. Leur vie s'écroule dans une ville où les immeubles s'écroulent. Le film permet aussi au réalisateur de parler avec habileté de la Chine et de ses désordres. Il met en scène d'abord cette implacable administration, tatillonne, lente parfois aveugle. Il montre aussi la collusion entre les hommes d'affaires et les fonctionnaires et se permet d'égratigner les promesses faites aux déplacés par les pouvoirs locaux. Son film est aussi un témoignage de ce que fut ce chantier immense initié en 1994. Grandiose réalisation au coût humain immense (vu d'Occident) mais totalement assumé par le gouvernement et subi par la population. Le film aussi explore des faces sombres de cette Chine en mutation : les trafiquants (ceux du début), la place des femmes, les travailleurs migrants. C'est aussi une fable humaine car perdus dans un monde qu'ils ignorent, les deux protagonistes  vont rencontrer une galerie de héros de l'ordinaire : un jeune débrouillard, des camarades de chantier, une secrétaire, un archéologue.

La troisième qualité concerne la mise en scène de Jia Zhang Ke. Il y a la composition des plans extrêmement riches avec une floraison de détails ; il y a la poésie et le symbolique qui irradient son film (la scène des archéologues) ; l'omniprésence de l'eau. Il faut aussi remarquer l'intérêt de sa construction à deux niveaux : une ville basse sombre, fantomatique parfois, suintante, au bord du gouffre ; une ville haute en pleine lumière, dans un monde sec où la nature semble bannie. Il y a aussi le travail sur le son : peu de musique mais bien choisis, des bruits de la réalité (le son strident des camions ou celui des marteaux frappant en cadence des bouts de fonte et créant leur propre mélodie). Sans oublier l'humour distillé avec talent (la scène du "taxi") et le fantastique à travers les étranges vaisseaux spatiaux. 

Still Life prouve tout le talent de Jia Zhang Ke. Metteur en scène de talent, conteur hors pair d'une Chine en pleine transition, ses films frappent comme autant de témoignages d'un monde qui passe. 

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