La Grande Muraille

Le grand saut

Cette fois-ci c'est sûr, la Chine se lance à la conquête du cinéma mondial. Après avoir racheté des studios, multiplié les complexes cinématographiques et laissé le cinéma de Hong Kong continuer de travailler depuis la rétrocession de 1997, les dirigeants chinois ont clairement décidé de franchir un cap. En effet les ambitieuses productions précédentes chinoises, sino-honkongaises sont restées très longtemps cantonnés au public chinois. Quelques rares films connurent des sorties mondiales (Hero, Tigre et Dragon, Red Cliff). La nouveauté du projet La Grande muraille c'est que le film est conçu pour le public mondial, occidental surtout. Une précisions d'importance au moment de critiquer cette fresque.

L'histoire nous plonge dans une Chine à la fois historique et fantastique, aux alentours de l'an 1000-1200 sous la dynastie des Song. Deux mercenaires, l'un anglais, l'autre espagnol, partent en mission dans l'empire du milieu afin de voler la précieuse poudre noire. Traqués par des nomades et une mystérieuse créature ils sont capturés par les soldats montant la garde sur une immense muraille. Là les deux aventuriers découvrent une armée sur le pied de guerre attendant la prochaine attaque des Tao Tei, des créatures démoniaques. Un choix s'impose aux deux compagnons : fuir ou devenir des héros.

Une oeuvre atypique

Pour bien juger de ce film, il faut bien comprendre d'abord que c'est un conte légendaire. Ce n'est pas la vraie histoire de la grande muraille même si les connaisseurs de la Chine auront bien compris la métaphore entre les démons/les invasions mongoles. Ces dernières étaient perçues comme des sanctions divines (rupture du mandat céleste) et ont plus d'une fois mis à mal l'empire. La dynastie des Song (celle du film) s'effondra d'ailleurs face aux invasions des peuples nomades (Mandchous, Jurchen puis Mongols). 

Ensuite c'est un film américain réalisé par des chinois. Ce dualité explique ainsi certaines critiques, limites du film. L'intrigue est moins complexe que les précédentes fresques de Zhang Yimou (la cité interdite par exemple), les scènes d'action sont très présentes au détriment des moments de réflexion, d'introspection si chères au cinéma asiatique. Le film est même un peu court (1 h 50) et la fin arrive assez rapidement. Pour éviter de rebuter un public occidental jugé peu adepte des fresques longues (rappelons nous le choix contestable de Warner de ne pas sortir la version longue Batman v Superman), les producteurs sino-américains ont choisi de resserrer l'intrigue. De même les propos autour de la ressemblance entre la générale chinoise et le mercenaire anglais "Nous sommes moins différents que nous le croyons", dernière réplique, peuvent sembler lourds mais il serait assez hypocrite de tancer ce film pour ce discours de propagande qui reste moins lourd et plus gai que ce que diffuse trop souvent Hollywood. La seule critique objective sur ce film c'est en définitif qu'il est un peu trop occidental, très lissé pour plaire à un public de non initié et que parfois il ressemble à un clip promotionnel sur la beauté, la grande de la Chine (un clip de qualité tant les paysages, les décors sont sublimes). 

Une autre demi-critique concerne les effets spéciaux : le numérique est globalement bon à part la séquence d'introduction où pour reprendre un youtubeur la vidéo semble sortie du jeu Ages of Empire 2 ainsi que quelques effets de texture encore perfectibles.

Un film généreux

Cependant ce gros blockbuster calibré pour l'Occident réussit à tirer son épingle du jeu. En effet vous trouvez à la réalisation Zhang Yimou, un géant talentueux qui a fait ce qu'il s'est fait de mieux. Dépeindre des fresques historiques ambitieuses avec un sens inné de l'esthétique. On sent que l'homme a eu toute liberté pour traiter l'intrigue à sa façon : des couleurs rouges, bleus, jaunes qui explosent ; des armures clinquantes vraiment magnifiques ; l'intégration de la musiques (des tambours surtout) pour rythmer et donner sens à la chorégraphie. Sans atteindre l'exubérance de la Cité Interdite, les décors, costumes sont tout simplement somptueux et beaux. L'homme sait en plus filmer et son film est rempli de transition aussi intelligente que raffiné : le plan séquence qui mène nos héros de la cage au haut de la grande muraille doit être cité en exemple. C'est fin, fluide. La séquence du brouillard hommage à la peinture classique fonctionne très bien. Et les scènes de combats réussissent l'hybridation entre ce que le cinéma américain nous a offert de mieux (le seigneur des anneaux) et les chorégraphies aériennes des productions made in HK. Le film joue la carte à fond de la créativité assumée entre catapulte, harbon, voltigeurs, ballons.. C'est du pur fun assumé. Niveau photographie, il n'y a rien à dire : elle est somptueuse, voluptueuse et réussit sa mission de magnifier la Chine. Et ce qui est intéressant dans son écriture c'est que le film offre plusieurs niveaux de lecture. Les néophytes y verront un film d'action efficace et exotique ; les connaisseurs de la Chine y liront beaucoup de références symboliques à la Grande Histoire. 

Le film est  en outre porté par un sacré casting : Matt Damon, Andy Lau, Wilhem Dafoe, Wilhem Dafoe et la sublime Jiang Tian. Ce qui très réussi dans ce casting de stars, c'est l'excellent partage des rôles, le développement de chaque personnage et surtout la qualité du rôle féminin, un vrai personnage charismatique, fort qui en fait domine totalement cet univers d'homme. Cela fait plaisir de voir enfin des scénaristes réussir à donner toute sa place aux femmes. Le film brille enfin par son discours qui actualité oblige prend un sens particulier. Alors qu'un trublion ravive les spectres du protectionnisme populiste, le film porté par les industriels sino-américains propage une idéologie contraire, par forcément subtile mais bénéfique en ces temps troublés.

A la sortie de ce film difficile de bouder son plaisir. Certes sa narration n'a rien d'original et s'inscrit dans la "mauvaise tradition" des gros blockbusters hollywoodiens mais sa réalisation sauve tout en laissant suinter toute la sophistication, le gigantisme, la richesse de la culture chinoise. Jolie créature hybride en définitive.