1965, un gouvernement démocratique de gauche est renversé par une dictature militaire d'extrême droite qui met en place une répression féroce. Nous ne sommes pas au Guatemala, ni au Chili ni en Grèce mais en Indonésie théâtre d'un des pires massacres de la seconde moitié du XXè siècle, un massacre longtemps oublié voir occulté. C'est ce qui a intéressé Joshua Oppenheimer lorsqu'il se lance en 2005 dans la réalisation d'un documentaire sur le massacre des communistes. Mais il se heurte à une difficulté inédite : comment filmer quand les survivants sont arrêtés par la police, que le gouvernement glorifie les massacreurs et que les anciens bourreaux se pavanent et se vantent ouvertement d'avoir participé à l'assassinat d'au minimum 1 million de communistes et de Chinois ? Opérer un retournement improbable, filmer les bourreaux et leur proposer de rejouer devant la caméra leurs crimes comme "Comme si Hitler et ses complices avaient survécu, puis se seraient réunis pour reconstituer leurs scènes favorites de l’Holocauste devant une caméra ».
Josua Oppenheimer a pris des risques pour son premier film. Il choisit de laisser s'exprimer des criminels, sans ajout de commentaire si ce n'est au début pour restituer le contexte. Il noue avec ses protagonistes une relation de confiance qui plonge le spectateur dans un malaise. Car son but est de les faire parler. Son film se place à Medan dans l'Ouest du pays et va suivre d'anciens gangsters devenus hommes de main de l'armée et des milices paramilitaires. Le premier Anwar Congo est un sémillant septuagénaire, en pleine santé, charismatique et amoureux des films de gangsgters américains. Le second, un de ses amis, c'est Herman Koto, un grassouillet, qui mène son trafic et ses activités de racket. Autour gravitent des politiciens corrompus anciens tortionnaires, des paramilitaires, des mafieux, d'anciens camarades de massacre. Tout se beau monde prend place dans ce film surréaliste, improbable alternant interviews classiques visites des lieux de sévices, parodies clownesques des exécutions, des meetings, des passages véridiques à la télé indonésienne des anciens bourreaux justifiant leurs actions. Ce mélange a un but : faire remonter le souvenir des crimes, de démonter ce processus d'amnésie de tout un pays, de montrer le visage tragiquement humain de ces bourreaux et de nous emmener au fond du terrier du lapin.
Son film se décompose ainsi en trois morceaux qui se chevauchent, se mélangent et plongent le spectateur dans l'incertitude par l'astucieux montage. Le premier film ce sont des interviews des anciens bourreaux qui décrivent les massacres, les miment, les justifient. On va assister par exemple à la scène du banc où les massacreurs montrent comment ils écrasaient la gorge d'un communiste en s'asseyant dessus tout en poussant la chansonnette. Ou plus tard sur un toit, pour éviter de marcher dans le sang, Anwar Congo explique posément comment il mit au point une technique d'étranglement avec une corde et pourquoi il tâchait de toujours garder une corde ou un fil de fer sur lui. Non seulement les massacreurs témoignent sans gêne mais ces souvenirs sont évoqués comme de sympathiques souvenirs de jeunesse, une fierté et on est effarés par leur déconnexion totale et leur fantasme de la réalité, Ces vieux-là dansent face à des cadavres et viennent joyeusement confirmer à la télé qu’ils le referaient sans problème. L'un esquisse un début de questionnement mais vite balayé : c'était le passé, nous étions dans le camp de vainqueurs et le gouvernement nous appuie.
Pourtant derrière la façade quelques lézardes apparaissent qui sont révélées par la seconde partie : le film dans le flm. Joshua Oppenheimer a en effet accepté de suivre les anciens tortionnaires dans un projet complètement fou où ils participent à un film révisionniste sur les massacres de 1965 comme conseillers et aussi acteurs. Pas question de remords mais au contraire de glorification de leur action. L'un imite les femmes/filles qu'il a violées, un autre se met dans la peau d'un communiste torturé, un autre imagine le retour à la vie des victimes venant leur offrir une médaille pour les avoir tuées et ainsi sauvées leurs âmes. Le tout dans des décors kitschs, frisant l'absurde (la destruction de maisons habitées, les séquelles des figurants, pris au hasard dans un village, et visiblement non préparés) et trahissant leur sentiment d'impunité (la visite d'un ministre indonésien encourageant les acteurs à tourner la scène sans mettre trop de sadisme dans leur jeu est surréaliste). Mais plus les scènes avancent plus le personnage d'Anwar, d'Herman deviennent fragiles. Ce film c'est leur catharsis pour retrouver le sommeil, chasser ses fantômes qui hantent les rivières où ils ont jeté des dizaines de cadavres tandis que d'autres oublient voire nient leur participation.
Cette interrogation ouvre sur la troisième partie du film : l'Indonésie d'aujourd'hui et son passé. Le tableau est assez cruel. En effet la corruption des politiques est dessinée en filigrane et le film réussit à nous offrir des scènes très drôles comme la campagne d'Herman pour entrer au parlement afin dixit l'intéressé de pouvoir faire chanter plus facilement la population. On rit moins devant les manifestations des jeunesses pancasila, un groupe paramilitaires à la limite fasciste qui revendique fièrement sa participation aux massacres. Et le film réussit l'impensable : montrer la situation d'une Indonésie qui finalement 60 ans après a peu évolué et reste hanter par ses morts.
The Act of Killing propose un film choc qui n'est pas à mettre en toutes les mains. En donnant la parole aux criminels, Joshua Oppenheimer nous plonge dans la banalité d'un mal et dans l'âme gangrenée d'un pays à peine apaisée par les timides remords d'Anwar.
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