L’année 1943 a été marquée par deux terribles catastrophes
humaines entraînant deux famines. Nous avons déjà évoqué celle qui a ravagé le
Bengale. Transportons-nous 700 km à l’Est dans la province du Henan.
Cette région du centre
de la Chine occupe une place importante. Traversée par le Fleuve Jaune, elle a
été très tôt occupée par les premiers royaumes de Chine et fait partie des
terres d’origine de la civilisation Han. Les cités de Luoyang ou Zhengzhou sont
les témoins de ce passé prestigieux. Les sols fertiles de la région (grâce au
fleuve jaune notamment) ont nourri des millions de chinois qui ont permis le
développement d’une importante population qui a garni les rangs des armées
chinoises. C’est encore le cas au début des années 1940 quand la Chine
nationaliste et l’embryon d’Etat communiste font face à l’agression japonaise.
Depuis 1937 la Chine est en guerre et toujours à la limite de l’effondrement. Les
conditions de vie sont rendues difficiles par l’occupation, les destructions et
la coupure des principales artères de communication (route de Birmanie,
d’Indochine et l’accès aux Mers de Chine). Le Henan est encore et toujours une
province clé.
Pour le gouvernement de Chiang Kai Chek réfugié à Chongqing
après avoir été chassé successivement de Nanjing et Wuhan, l’urgence c’est de
nourrir ses hommes. Plus de 4 millions d’hommes seront mobilisés pour faire
face à 2 millions japonais et leurs alliés. Or l’économie va mal. L’armement
dévore des sommes vertigineuses, l’aide des alliés anglo-saxons encore
insuffisantes. Pour ne pas voir les rangs de son armée se vider, Chan décide
d’une réforme fiscale : sur la suggestion de son conseiller Arthur Young
il décide d’imposer une taxe aux paysans pour subvenir aux besoins de l’armée.
La nouveauté concerne son mode de paiement : pas uniquement en argent mais
en grain (riz pour les provinces du Sud, blé pour les provinces du Nord comme
le Henan). Cette décision permettait d’éviter l’inflation du prix des matières
agricoles puisque l’armée n’était plus contrainte d’acheter ses grains sur le
marché. Les récoltes moyennes de 1940
rendaient d’ailleurs le paiement en nature plus efficaces que celui en
monnaie sonnante et trébuchante. Pourtant la mesure portait en son sein les
germes d’une catastrophe à venir. Jusqu’à présent les campagnes n’étaient
assujetties qu’à la conscription pas à l’impôt sur les récoltes. Les bonnes
récoltes des premières années et cette absence de taxes leur permettaient de
supporter leurs dures conditions de vie. Mais à l’été 1942 la situation allait
dégénérer.
Le Henan, certes prospère, venait juste de se remettre d’un
premier séisme. La destruction des digues contenant le fleuve Jaune en 1938
avait noyé des hectares de bonnes
terres à l’Ouest. Surtout depuis 1940 les récoltes déclinaient : 15 % de
moins dans les provinces du Sud entre 1939 et 1940 ; autant dans le Nord
entre 1940 et 1941. La situation se tendait dangereusement lorsque qu’advint
une sécheresse terrible en 1942. Pas de pluie au printemps, une récolte représentant
au mieux 20 % des quotas habituels. Pas une goutte d’eau pendant tout l’été, la
récolte d’automne condamnée à mourir sur pied dévorée par des nuées de
sauterelles. Les trois calamités, les inondations, la sécheresse, la vermine,
venaient de s’abattre sur la province. Une quatrième devait achever le
tableau : le général nationaliste Tang Enbo. Alors que la famine faisait
rage dans toute la province il enrôla de force des centaines de paysans pour
construire des routes : en échange de leur travail, ils recevraient une
décote sur leur imposition. Cette réminiscence du système des corvées existant
dans l’ancienne Chine acheva de désorganiser une province fragilisée par les
aléas climatiques. Zhang Zonglu, responsable du ministère de la construction du
Henan fut envoyé sur place dès l’été 1942 pour voir la situation : les
responsables locaux l’alertèrent de l’impossibilité de payer la taxe à cause de
la récolte catastrophique. Dans le district de Zheng, le responsable Lu Yan lui
rapporta le cas de la famille Li qui donna son dernier grain aux collecteurs et
ensuite se suicida en se jetant dans la rivière. Pourtant ces scènes se
déroulaient au début de la famine. Le pire était à venir. Zhang vit un couple
si désespéré que la femme en était réduite à se vendre. Il rapporte des cas de
cannibalisme dans de nombreux villages. Ainsi en 1960 en pleine révolution
culturelle, Wang Jiu du village de Duangzhang confessa comment avec trois de
ses amis, pendant la famine de 1943, il
attirait des réfugiés et des voyageurs dans un piège avant de les dévorer. Ils
furent même contraints lorsque les voyageurs se firent rares d’étrangler une
femme et sa fille de leur village. Pour
la plupart des paysans il n’y avait qu’une alternative : la fuite ou la mort. Des milliers de réfugiés se
dirigèrent vers le Sud, s’amassant sur les routes ou se tassant dans ou sur les
trains. Au passage de tunnels, des dizaines finissaient broyés contre le
plafond. Pour les autres, un mort atroce qui emporta 4 millions de vie. A la
campagne. Dans les cités de Luoyang et Zhengzhou, l’argent et le marché noir
épargnèrent les plus riches
Or comme pour le Bengale, ce désastre aurait pu être évité. En
effet il y avait des grains dans les provinces voisines du Hubei et Shaanxi
mais les autorités locales refusèrent de les transporter au Henan. Pas par
égoïsme. Les autorités locales n’avaient aucun intérêt à vendre leur précieuse
récolte contre de l’argent sans valeur. Ce qui prévalait désormais c’était les
tonnes de blé ou de riz disponibles. De plus les collecteurs de la province du
Henan, corrompus demandèrent aux paysans beaucoup plus de taxes que celle
réellement demandée par Chiang (qui d’ailleurs décida très vite de réduire la
part du Henan). Plus grave la corruption
des fonctionnaires locaux rendit caduques les rares mesures préventives mises en
place en cas de famine. Le journaliste Li Shu raconte le cas de cet agent
responsable du grenier de Shijiduian dans le district de Runan. Le district
avait mis en place un système d’entrepôts devant subvenir aux besoins en cas de
mauvaises récoltes en réservant une partie du surplus. En cas de besoin y était
stocké de quoi nourrir 15 000 personnes. Mais en réalité les fonctionnaires n’avaient
jamais stocké les surplus et les avaient vendus pour leur profit personnel.
La famine du Henan a fragilisé la position de Chiang,
surtout si l’on compare la situation dans la zone contrôlée par Mao. Si les
paysans durent payer de lourdes taxes aux communistes, parfois même plus
lourdes que dans la zone nationaliste, jamais ils ne subirent de famine. Les
raisons sont multiples : les taxes étaient progressives, la politique
rurale plus efficace (40 % de récoltes en plus) ; surtout la pression japonaise moindre et lointaine
(alors que le Henan est au contact de la zone d’occupation japonaise), la
tactique communiste basée sur la guérilla ne nécessitant pas de larges
effectifs (40 000 à Yan’an) et surtout les
substantiels revenus tirés de la culture de l’opium vendu dans la zone japonaise
et nationaliste !!! Compte tenu de ces contraintes, Chiang a fait face à
une situation intenable où la corruption, la pression japonaise l’ont conduit à
des décisions désastreuses. Il est même miraculeux que d’autres famines n’aient
pas éclaté en zone nationaliste. Ce drame souligne surtout l’erreur majeure de
Chiang qui devait lui faire perdre la guerre civile : l’absence de réforme
foncière en campagne où l’impôt reposait non sur le propriétaire de la terre
mais sur les travailleurs. Pressé qu’il était par l’avancée japonaise, le
gouvernement nationaliste a paré au plus pressé sacrifiant les masses rurales
qui accueillirent avec bienveillance les idées communistes. Il à noter
d’ailleurs qu’aussi bien à Taïwan qu’en Chine continentale, dès 1949, les
gouvernements nationalistes et communistes lancèrent une vaste réforme des
campagnes basée sur la redistribution des terres et une fiscalité foncière juste.
Terrible, merci pour ces explications
RépondreSupprimertu n'as pas encore vu les photographies...
RépondreSupprimeren effet, terribles
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