A redécouvrir

A Touch of Sin : l'autre côté du miroir

Un film unique

Est-il possible en un film de raconter la face cachée de la Chine moderne ? c'est à ce défi que s'est attelé Jia Zhangke dans ce qui ressemble au plus intelligent film réalisé sur la Chine de la dernière décennie.


Avant de parler du fond, arrêton-nous sur la forme. Le film  est servi par une photographie admirable. Des mines au usine bagne de la côte, rien n'est laid malgré les tragédies qui s'y déroulent. Des contreforts du grand fleuve Yangzi, aux plateaux désertiques en passant par les anciennes chinoises, le panorama saisit le spectateur. Jamais dans une oeuvre de fiction on avait ressenti à la fois le gigantisme de la Chine, sa diversité et la collision née de la modernisation forcenée et de l'ultralibéralisme. Loin des images classiques du Bund de Shanghai ou de la cité interdite, c'est au coeur des masses silencieuses que le réalisateur plonge. Une Chine moins glamour, plus oppressante. On ne peut s'empêcher de se rappeler que dans l'excellent Drug Wars de Johnnie To avait déserté Hong Kong pour se plonger dans la Chine industrielle comme si la nouvelle vague se sentait appeler par la Chine de l'envers.

Le film s'organise aussi comme un opéra. Le rythme est lent sans être ennuyeux, précis sans devenir sentencieux. C'est un théâtre humain que nous offre le réalisateur avec des tableaux, des intrigues qui finissent par se rejoindre comme celle de l'homme à la moto du début.  Le film est dès lors symbolique. On note  les fréquentes références à l'opéra classique Su San Qi Jie (l'interrogatoire de Su San) et  ainsi de rappeler l'histoire de cette femme arrêtée pour meurtre et qui retrouve sa liberté. Il est facile de voir la comparaison avec l'histoire dans le film  de Xiaoyu l'hôtesse d'accueil ou celle de Dahai le mineur.
La construction du film est enfin audacieuse. Le réalisateur choisit de nous offrir 4 histoires - Dahai le mineur, San'er le travailleur migrant, Xiaoyu l'hôtesse et Xiaohui le jeune ouvrier à la châine -où fiction et réalité se mélangent. Elles sont en effet basées sur des faits divers vrais :
  • Le 26 octobre 2001, Hu Wenhai tue quatorze personnes dans la préfecture de Jinzhong, dans le Shanxi, une province minière du nord du pays. L'origine de cet accès de violence remontait à un vieux litige sur l'exploitation d'une mine de charbon. Le 19 juin, l'homme se querelle avec des représentants de son village sur fond de pots-de-vin, d'exploitation des travailleurs dans les mines de charbon locales et de sentiment d'impuissance et d'injustice face à l'indifférence des autorités. Il reçoit alors un coup de couteau. Les représailles sont sanglantes : accompagné d'un ami, il s'attaque au fusil de chasse et à la hache à l'homme qui l'avait blessé, tuant au passage treize autres habitants. Trois autres personnes sont blessées. Les deux hommes ont été condamnés à mort et exécutés le 25 janvier 200.
  •  Hou Kehua (1970-2012) a été impliqué dans au moins neuf meurtres et braquages dans les provinces du Jiangsu, du Hunan et à Chongqing entre 2004 et 2012. Auparavant, il aurait été un soldat mercenaire en Birmanie. Activement recherché par la police, il a été abattu à l'issue d'une importante chasse à l'homme le 14 août 2012.
  •  C'est l'histoire qui a le plus défrayé la chronique en Chine et à l'étranger ces dernières années. L'incident s'est produit le 10 mai 2009 dans un hôtel du comté de Badong où Deng Yujiao, 21 ans, travaille comme pédicure. Le directeur de la chambre de commerce locale, venu à l'hôtel avec deux collègues pour s'offrir des services sexuels, tente de la violer. Ils se battent, et elle finit par le tuer de plusieurs coups de couteau à fruits. Elle est arrêtée pour meurtre, accusée de troubles mentaux et enfermée en hôpital psychiatrique. L'information, qui se propage de façon exceptionnelle sur Internet, avec 4 millions d'échanges sur les blogs et les forums, provoque l'indignation générale. Malgré les tentatives des autorités de censurer le débat, son cas devient un symbole de l'injustice face à la corruption et l'immoralité des cadres officiels, et Deng Yujiao une icône nationale de la résistance face aux abus de pouvoir. Après de multiples pétitions et manifestations, la justice abandonne l'accusation de meurtre pour celle d'homicide involontaire et la libère sous caution. Lors de son procès, le 16 juin, elle est jugée coupable, mais libérée, et les deux officiels qui étaient également présents lors de la tentative de viol sont radiés de leurs fonctions.
  •  Dès 2007, une vague de suicides frappe la société taïwanaise Foxconn, qui assemble notamment des produits pour Apple, Sony ou Nokia et emploie 1,2 million de personnes en Chine.Foxconn est connue pour offrir à ses employées parmi les pires conditions de travail au monde : horaires illégaux, menaces, intimidations. En septembre 2011, une étude commune réalisée par China Labor Watch et Human Rights Watch a évalué Foxconn comme l'entreprise enregistrant les plus hauts taux de suicide au monde et de décès par accident pour ses salariés travaillant dans les usines. Point commun à ces suicides à la chaîne : se jeter par la fenêtre d'un immeuble. L'entreprise a installé des filets dans les immeubles-dortoirs pour éviter à ses employés de se suicider. 
Sur le fond c'est un film profondément engagé. D'abord contre les vices de la Chine capitaliste et la corruption de ses élites, petits fonctionnaires, hommes d'affaire. Sans faire l'apologie de la vengeance, il saisit les mécanismes invisibles conduisant à la fragmentation de la société liés aux abus sur fond de référence maoïste. Le film est de ce  point de vue profondément politique  et ancré dans les débats de la Chine contemporaine. La dénonciation des chefs de village, des directeurs de mine est d'autant plus forte que le récent procès de Bo Xilaï a ravivé les débats sur la fortune des princes rouges. Sans oublier les clins d'oeil à des situations que le gouvernement chinois et les médias ne montrent pas : le problème des retraités, les travailleurs africains en Chine ou les déplacés suite aux travaux du grand barrage.
 Le film est aussi engagé dans sa défense des femmes. Qu'elle soit maîtresse cachée, hôtesse d'accueil, elles sont les principales victimes de la Chine nouvelle. Entre les hommes d'affaire aux double vies, les politiques, les jeunes chinoises sont prises dans un filet inextricable dont le but est la survie. A nouveau l'actualité récente - l'affaire Zhang Yimou à la manifestation des épouses légitimes - donne à l'oeuvre une résonance forte. C'est aussi un film profondément moral dans sa description des personnages. Ces quatre itinéraires démontent le mécanisme collectif conduisant à l'aliénation de l'individu. Comme dans la pièce Su San Qi Jie, les 4 personnages veulent s'échapper : de la condition de femme cachée, de la vie dans l'usine prison, de la Chine ou de l'injustice. Cette liberté ils ne peuvent l'acquérir qu'en usant de violence contre les corrompus, les lâches ou contre la vie elle même. Le film montre ainsi comme le passage à l'acte est possible, fruit d'une oppression finalement insupportable : 

 "Sans accepter la violence des personnages, je comprends d'où elle vient" déclare Jia Zhangke.

Si le propos est évidemment centré sur la Chine, le film demeure à la fois parfaitement accessible aux non-chinois et universel. Chacun se retrouve dans l'engagement de l'auteur et l'itinéraire des personnages. Les injustices, les choix, les doutes, la mort parlent à tous. Et dans cette Chine démesurée se lisent les contradictions d'une société mondialisée lancée à pleine vitesse dans le culte de la consommation et qui laisse la majorité au bord du chemin.

Film mosaïque,  A touch of Sin marque un tournant dans la production chinoise. A côté des films ouvertement nationalistes commandés par le pouvoir, se fait jour un vrai cinéma indépendant. Et l'existence même de ce film illustre les contradictions de la Chine : film tourné en Chine mais dont la sortie a été reportée par la censure officielle.


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