Tibet : la guerre secrète de la CIA

La longue histoire des relations tibéto-chinoises n'a pas été un long fleuve tranquille. Jusqu'au XVIIIè siècle, les royaumes tibétains luttent contre l'appétit de ses voisins en particulier chinois. Intégré de force à l'empire mongol au XIIè siècle, le royaume retrouve une part d'autonomie. 

Néanmoins pendant 5 siècle il est tiraillé par les rivalités entre clans rivaux qui font appel au puissant allié chinois pour faire triompher leur cause. Ainsi la Chine prend une influence de plus en plus grande dans la région au point que sous la dynastie Yuan le Tibet devient un véritable protectorat. Cette mainmise varie en fonction des soubresauts de l'histoire chinoise. La Grande crise née de l'interventionnisme européen rend ce contrôle de moins en fort. Non seulement les britanniques interviennent directement au Tibet pour faire appliquer leur politique commerciale mais le dépeçage territoriale de la Chine donne une quasi autonomie au Tibet. Loin de Pékin, la région recouvre une quasi autonomie symbolisée par les traités diplomatiques. Si en 1876 la convention de Chefoo accordant un droit de passage aux britanniques au Tibet est signée par les Chinois, le Traité de Lhassa de 1907 entérinant l'influence et les intérêts commerciaux britanniques est signé par les seules autorités tibétaines. La révolution chinoise de 1911 libère totalement le Tibet de l'influence chinoise. Autonome le Tibet obtient une quasi reconnaissance de son indépendance par le gouvernement nationaliste. Cependant en 1945 les autorités tibétaines n'obtiennent pas des Occidentaux une reconnaissance officielle en tant qu'Etat : leur demande d'introduction à l'ONU est rejetée par les Etats Unis. La roue a tourné et la victoire de Mao en 1949 est un moment décisif. Dès 1950 il lance son armée sur le Tibet au nom de sa libération. La conquête est rapide et la suzeraineté chinoise rétablie en échange de quoi la religion et le dalaï lama ne sont pas remis en cause. Malgré quelques protestations de l'Inde et Taïwan, la mainmise chinoise est acceptée par le monde.

Néanmoins en secret la CIA entreprend de déstabiliser l'occupant chinois. Le Tibet est une province stratégique pour son contrôle des sources des principaux fleuves d'Asie, ses ressources minières et sa situation permettant de dominer les vallées indiennes et d'Asie Centrale. Alors que le pouvoir de Mao est encore jeune et fragilisé par le Grand Bond en Avant, il devient intéressant d'utiliser les troubles ethniques pour secouer le pouvoir central de Pékin. La Spécial Activities Division est chargée d'entraîner des soldats tibétains aux tactiques de guérilla et d'insurrection. D'abord formée dans des camps dans les montagnes rocheuses, la troupe est envoyée en Inde et dans les zones tibétaines frontalières pour harceler les troupes de l'Armée Populaire de Libération dès 1956-1957. Fort d'un budget annuel  d'1,7 million de dollars, deux groupes de rebelles se distinguent. Des commandos parachutés au Tibet et qui subissent de lourdes pertes ;  le groupe Chushi Gangdruk qui se monte rapidement à 2000 hommes, multiplie les coups de main contre les convois chinois, les garnisons isolées et trouve un refuge inexpugnable au Népal. Forte de ses premiers succès, l'insurrection tente d'accentuer son action en profitant une contexte de révolte larvée dans tout le Tibet suite aux exactions chinoises. Des contacts sont pris en 1958 avec l'entourage du Dalaï-Lama mais ce dernier refuse de rencontrer les combattants car il privilégie la voie diplomatique avec la Chine. En 1959 tout le Tibet se soulève suite à la catastrophe du Grand Bond en Avant, aux représailles contre les villages et monastères menés par les troupes chinoises et à une habile campagne de désinformation. En effet la rumeur du possible enlèvement du dalaï lama par les Chinois se répand provocant une manifestation massive de 30 000 tibétains le 10 mars devant son palais. Le gouvernement tibétain proclame alors l'indépendance du Tibet tandis que la ville se couvre de barricades. la répression chinoise est rapide : le 20 mars l'armée reçoit l'ordre d'écraser la révolte.  Le palais est pris pour cible et au moins 5 000 victimes seront dénombrés dans la capitale.

Le rôle de la CIA a été triple. D'abord les guérilleros ont accentué la rumeur de l'enlèvement du dalaï lam. Ensuite elle a agité la révolte des tribus Khampas dans le Tibet du Sud-est en 1959 par des agents de la CIA opérant depuis des bases avancées dans les états indiens de l'Assam et du Bengale occidental . Surtout ils ont aidé la fuite du dalaï lama en Inde suite à la répression chinoise. Deux opérateurs radio lithangwas qui avaient été parachutés par la CIA près de Samye quelque temps avant l'éclatement de la révolte, répondant aux noms de Atha et Lhotsé,  grâce à leur émetteur radio, ont tenu  les Américains au courant de l'évolution des plans d'évasion puis du déroulement de la fuite elle-même tandis que des commandos prirent position à la frontière pour assurer le passage du dalaï-lama et écarter toute poursuite.

  
L'avenir de ce programme de déstabilisation s'est pourtant vite obscurci. Face à la forte reprise en main, la résistance tibétaine s'effondre.  L'insurrection ne trouve de réels appuis que parmi les grands propriétaires terriens et les tribus traditionnellement rebelles khampas, soit moins de 20 000 personnes. L'hostilité du dalaï lama a toute action violente condamne à terme les espoirs de révolte victorieuse. Les classes populaires terrorisées par l'armée chinoise, peu enclines à défendre les privilèges des grands propriétaires, suivant avant tout les conseils du dalaï lama et peut être attirées par les promesses chinoises restèrent à l'écart du mouvement. Ainsi le responsable de la CIA, Bruce Walker, qui supervisa les opérations menées par des agents tibétains formés par l'Agence, témoigne de ceci : « Les équipes radio rencontraient une très forte résistance de la part de la population à l'intérieur du Tibet », reconnaît-il. De fait, de 1957 à 1972, les agents tibétains formés aux États-Unis mêmes et parachutés ensuite au Tibet pour y susciter des révoltes, tombaient rapidement entre les mains l'Armée populaire de libération, n'ayant guère le soutien de leurs compatriotes. Au cours d'un incident, un agent fut dénoncé sur le champ par son propre frère et arrêté avec les trois autres membres de son équipe. Le rapprochement final sino-américain marqua la fin du mouvement et la démobilisation des groupes agissant à la frontière. La plupart intégra l'armée indienne menant pour elle des opération clandestines notamment contre le Pakistan lors de la guerre de 1971.

Zhou Enlai (1er ministre chinois) déjeunant avec Henry Kissinger (secrétaire d'Etat du président Nixon)