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Armée du Kwantung : le nid de vipères

Si je parle de l'armée du Kwantung, cela évoque-t-il quelque chose ? non ? si je vous parle de Mitsuhirato, du radjaïdjah le poison qui rend fou, de Lao Tseu a dit "il faut trouver la voie", vous me répondez le Lotus Bleu !  Dans cet excellent album engagé, Hergé dénonce la colonisation forcée de la Chine et moque les manoeuvres de l'armée japonais. Derrière la farce se cache une réalité beaucoup plus sombre, un groupe d'officiers qui a conduit le Japon vers le fascisme et la guerre, qui s'est fait connaître sous le nom d'armée du Kwantung.

C'est par la petite porte que cette armée est sortie de l'histoire. Le 9 août 1945 elle subit de plein fouet l'Opération offensive stratégique en Mandchourie ou tempête d'août, l'invasion de la Mandchourie et de la Corée par l'armée rouge forte de 1,6 million de soldats russes appuyés par 5000 chars et autant d'avions. L'armée explose littéralement au contact : 80 000 morts, 600 000 prisonniers dont 90 000 seulement reviendront des camps russes. Ce désastre militaire inévitable - l'armée vidée ses meilleures troupes était avant tout construite pour lutter contre la guérilla et était sous équipée en avions et chars modernes - ne doit pas faire oublier le rôle néfaste qu'elle a joué dans la tragédie asiatique des années 1930.

Propagande pour le Mandchoukouo
Née en 1910 aux lendemains de la victoire sur la Russie, c'est à l'origine la garnison de la minuscule péninsule de Kwantung (au Nord-Ouest de la Corée) dont elle doit protéger le chemin de fer. Loin de Tokyo, les 10 000 hommes vont développer un sens aigu de l'indépendance et une vision quasi messianique de leur mission. Loin de se limiter à la seule garde du rail, ils se voient en porte étendard de la conquête de la Mandchourie vue non comme une colonie mais comme futur Etat vassal reformaté par l'idéologie de ces jeunes loups. Car c'est une des caractéristiques de cette armée, elle est dirigée par de jeunes officiers ambitieux, frustrés par les déconvenues diplomatiques du Japon (retrait des exigences sur la Chine en 1915, échec en Sibérie en 1920, désarmement et restriction navale lors du Traité de Washington de 1922), par la pusillanimité de la "démocratie " japonaise (refus en 1912 de soutenir le projet de conquête de la Mandchourie pour y installer Pu Yi le dernier empereur mandchou), ils sont tous ultra-réactionnaires, anti démocrates, anti-communistes et hostiles à l'Occident colonialiste.  Dans le groupe une minorité menée par Kanji Ishiwara est adepte du nichirénisme, une doctrine bouddhiste annonçant que l'ère de l'harmonie universelle serait précédée d'un conflit mondial, conflit compris à l'époque comme une lutte mondiale entre l'Asie unifiée sous la bannière japonaise et l'Amérique alliée à l'Occident. Ils prônent donc un programme de militarisation accru et un extension territoriale du Japon de manière à lui donner les ressources naturelles pour lancer son programme d'armement. Ces proto-fascistes ne cessent de montrer des signes ostentatoires d'indépendance que le pouvoir central feint ou refuse de sanctionner. Au lieu d'écraser la fourmilière, il lui permet de se répandre en obligeant les officiers de cette armée à muter tous les quatre ans. Effet contraire leur propagande se répand dans toute l'armée et gagne de nouveaux arrivants. Ainsi passe par cette "école" Tojo Hideki futur 1er ministre et partisan de la guerre totale, Yoshiro Umezu dernier chef d'Etat Major de l'armée et farouche opposant à la reddition, Jiro Minami qui comme  gouverneur de Corée impose une acculturation forcée, Heitaro Kimura (condamné à mort pour crime de guerre), Seishiro Itagaki ministre de la guerre en 1938-1939, Tomoyuki Yamashita le futur vainqueur de la Malaisie et de Singapour, Kenji Doihara responsable des services secrets du Kwantung et de la mise en coupe réglée du Mandchoukouo et  Kanji Ishiwara un idéaliste nichiréniste qui sera l'âme de la marche à la guerre.

Dans ce bouillon culture loin du Japon, la clique des officiers décide de forcer la main au gouvernement. Pas de coup d'Etat au début mais des provocations destinées à justifier l'intervention en Chine
  • 1928 : le colonel Komoto monte l'incident de Hunaggutun en faisant sauter le train blindé de Zhang Zuolin, un seigneur de guerre chinois soutenu paradoxalement par le Japon. Mais le fils du chef de guerre assassiné Zhang Xueliang déjoue la manoeuvre en évitant de se lancer dans une opération de vendetta prétexte à l'invasion tandis que l'empereur et l'Etat Major condamne l'action et que l'armée du Kwantung surprise par l'action ne bouge pas
  • 1931 : incident de Moukden planifié par le lieutenant-colonel Ishiwara. Les Japonais sabotent le chemin de fer et accusent des rebelles chinois. L'armée cette fois-ci intervient, prend la ville d'assaut en tuant plusieurs centaines de soldats et civils chinois. La guerre est déclarée. Toute la Mandchourie est envahie et Tokyo débordée accepte la prise de contrôle de peur d'un coup d'Etat.

  • 1936 : tentative d'invasion de la Mongolie chinoise par les indépendantiste du prince  Demchugdongrub soutenus par l'armée du Kwangtung, échec
  • Incidents du 26 février 1936 : tentative de coup d'Etat à Tokyo. Parmi les comploteurs se trouve Jiro Minami passé par l'armée du Kwantung.
  • 1938 et 1939 : incidents du Lac Khasan et de Khalkhin Gol. Tentative d'invasion de la Sibérie russe repoussée lourdement.
L'incroyable faiblesse du gouvernement japonais aboutit à un diktat de cette armée. De fait elle parvient à imposer son Etat fantoche du Mandchoukouo sous la direction d'un empereur d'opérette Pu Yi, laboratoire de l'homme asiatique nouveau dont les similitudes avec les projets hitlériens sont frappantes (la connotation raciale en mois). Pourtant ce succès est aussi le début de la fin. En engageant le Japon en Chine, les jeunes loups viennent de déclencher une mécanique qui leur échappe. En 1937 les troupes de la région de Pékin provoquent l'incident du pont Marco Polo, prétexte à l'invasion de la toute la Chine. Paradoxalement l'armée du Kwantung n'y  joue qu'un rôle modeste ;  Ishiwara devenu chef des opérations à Tokyo est furieux contre cette opération qui va contre ses projets. En effet son but n'est pas une guerre contre la Chine mais contre l'URSS ; c'est ce que l'on nomme  la hokushin-ron la voie du Nord et à ce titre il faut faire de la Mandchourie un Etat indépendant et de la Chine un allié. Or à partie de 1936 c'est la doctrine de la voie du Sud "Nanshi-ron" (conquête de l'Asie du Sud-Est) couplée avec une extension en Chine qui prédomine. Dans le jeu politique complexe; l'empereur doit ménager l'armée de terre et la marine au risque d'un grand écart mortel. L'échec en Sibérie achève de le convaincre de l'impossibilité d'une intervention contre l'URSS avec laquelle est signée est traité de non-agression. 
Ishiwara

Les Jeunes Loups eux-mêmes se déchirent entre eux. Ishiwara (le plus étrange membre de la bande, idéaliste pan-asiatique, militariste mais non fascisant, opposant à Tojo qui partira en disgrâce et recevra l'indulgence des Alliés malgré son rôle dans la crise de 1931) dénonce la colonisation de la Mandchourie, la marche à la guerre contre les Etats-Unis et l'invasion de la Chine. Il va même jusqu'à proposer une reprise en main complète de l'armée du Kwantung.  Tetsuzan Nagata, une des chevilles ouvrières du complot de 1931 est assassiné en août 1935 lors de l'incident d'Aizawa (une querelle entre les factions de l'armée).

Délire fasciste, vision millénariste, Etat marionnette, fiasco politique et crimes de guerre, le bilan de cette armée est lourd. Son héritage a plongé le Japon et l'Asie dans un gouffre d'horreur qui paradoxalement a été presque effacé de la mémoire.

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